si l'on pouvait apprendre la solitude! ...
Quelle liberté d'être en compagnie et en présence de l'autre mais sans en avoir besoin.

Entrevue de Jacques Crête
présentée et réalisée par Michel Forgues

au domicile de l'interviewer
le mercredi 19 mars 2003, en après-midi
durée approximative de l'enregistrement : 2h00
transcription : Dyane Provost
réécriture : Isabelle Perrault

Une mince silhouette noire se découpe dans la fenêtre lumineuse d'un soleil de printemps. Voilà Jacques Crête, cet homme de la marge comme il le dit lui-même. La poignée de main est énergique, le regard perçant.

Chacun dans un fauteuil d'osier près de la grande table ronde, se prêtant d'abord aux vérifications de son nécessaires à l'entrevue, nous sommes à la fois face à face et côte à côte, le but n'étant pas la confrontation mais la découverte des processus créateurs à l'oeuvre chez un individu appartenant au champ méconnu de ce que l'on nomme d'un terme parfois galvaudé, à tort et à travers, l'avant-garde.

Ce vaste territoire d'une géographie sans frontière que constitue l'avant-garde, ce lieu, cet espace de l'avant-garde, il y a déjà plus de quarante ans que Crête le parcourt à sa manière, depuis la métropole des années soixante en tant que comédien dans Fando et Lis d'Arrabal, monté par Les Saltimbanques, puis comédien encore dans Équation pour un homme actuel, un texte de Pierre Moretti mis en scène par Rodrigue Mathieu et qui, à l'époque, fera scandale au Québec; ce spectacle écrit par un ordinateur fera d'ailleurs atterrir notre homme à Paris, en plein Mai 68, au coeur même de cette culture en bouillonnement qui lui sera un mythe fondateur, et à travers lequel il parviendra à se distinguer comme on distingue une silhouette dans le brouillard, à se reconnaître et enfin se connaître.

Jacques Crête, comédien toujours, lors de la création de La Charge de l'orignal épormyable dont il rencontrera l'auteur, Claude Gauvreau, qui sera pour lui ce que Don Juan et les sorciers yaquis auront été pour Carlos Castaneda : un initiateur, celui qui ouvre la voie et vous fait pousser et passer les portes du mystère du monde.

Jacques Crête. Prince Constant, à l'égal de cette figure archétypale que Grotowsky a redécouverte chez Calderón de la Barca, fidèle à ce lui-même qu'il a toujours tenté de faire sourdre de lui-même. Créateur s'éloignant peu à peu sur le chemin de la cinquantaine et s'apprêtant à léguer son savoir-faire, à passer son savoir-être à ceux qui viennent déjà après lui. Homme qui confie, avec la légèreté accompagnant toute authentique gravité, "ne pas avoir réussi dans la vie, mais réussi sa vie".

Pour certains individus, le lot qui leur échoit les place à la périphérie du plus grand nombre, par le fait de considérations économiques, intellectuelles, émotives, amoureuses, sexuelles, politiques ou religieuses.

Paradoxalement, de même que sa pratique d'avant-garde tend à marginaliser le créateur et le fait s'éloigner de la masse, en se révélant pour lui quête de soi et de sens, toute cette aventure fait également de lui un contrepoids essentiel à la dynamique de cette masse.

Cette marge vitale dans laquelle il se maintient, Crête la reconstruit et la reconfigure chaque fois, tant au sens figuré que de ses propres mains, lors de chacun des spectacles qu'il conçoit puis - on songe ici à Mort à Venise - reprend, remodèle, recrée comme lui-même se recompose et se métamorphose. Et il applique cette même démarche aux divers lieux qu'il investit et refaçonne pour y vivre et y faire se déployer les processus organiques et alchimiques de la création.

Il préfère ne pas définir sa démarche comme une manière d'être ou d'exister qui serait exclusivement artistique, mais la qualifie davantage comme l'état nécessaire à tout individu pour poser un acte créateur qui est, pour lui, un acte vital.

À cet égard, sa mise en scène des Troyennes d'Euripide, présentée maintenant dans un amphithéâtre aménagé en pleine forêt boréale, constitue un accomplissement de la démarche de toute une vie, du parcours de la sienne.

Ayant atteint à soi-même, le fait de donner ce soi-même à l'autre sans concession mais avec toute la rigueur et l'intégrité exigées d'une telle pratique engendre, en retour, une communication avec le plus grand nombre dont au départ, de par les augures, les aruspices et les circonstances, il ne semblait pas partie prenante.

En tout premier lieu, Jacques Crête, qui est-il ?

Je suis un petit gars de Trois-Rivières, très gêné, très timide, très poigné, venant d'un milieu très populaire, assez pauvre, et sachant déjà à 15 ans que j'étais homosexuel. Puis je savais aussi que les arts m'attiraient : ce serait ma façon de me sortir de mon milieu. Pour certains, c'était l'anglais; je ne parle par anglais. Pour d'autres, c'était l'exotisme; mon exotisme à moi, de 12 à 15 ans, je ne sais trop pourquoi, c'était la culture française. La France m'attirait. Dès la première fois que je suis allé en Europe, en mai 68, j'étais chez moi. J'y suis allé 30 fois depuis : c'est chez moi. Pour me sortir de mon milieu, il me fallait prendre une distance. Ça aurait pu être l'Amérique, par exemple. Pour la plupart, c'est New York; moi je déteste New York, je n'y suis pas chez moi comme à Paris. J'ai compris beaucoup plus tard que c'était mon exotisme, la langue et tout ce qui se passait en France sur le plan culturel. L'un de mes maîtres est Marguerite Duras. Pour moi c'était un ailleurs, c'était un tout autre monde. À 15 ans, déjà, je savais ça. Et alors que le Frère qui enseignait le français était malade, j'ai eu la chance de rencontrer un professeur remplaçant, un homme qui a dirigé le Théâtre des Compagnons à Trois-Rivières et dont on a fêté l'an dernier les 85 ans. On peut en rire aujourd'hui, mais à l'époque je lui avais dit : monsieur Poisson, ma place dans la vie est d'être un artiste. Comment puis-je y arriver et, surtout, faire du théâtre ?

Quand tu as décidé d'être artiste, c'était donc pour te sortir d'un certain milieu ?

Pour transcender le milieu dans lequel je vivais.

Et comment avais-tu connu la France ?

Par les lectures. J'ai beaucoup lu dans ma tendre jeunesse. À 12 ans, je lisais Victor Hugo, Balzac, Zola. On était abonné à une maison d'édition qui s'appelait Rencontres et qui envoyait des livres reliés par la poste. Puis est arrivée chez nous la télévision, vers 1960, alors que j'avais autour de 15 ans. Les télé-théâtres me passionnaient. Il y avait aussi l'émission Music-hall, animée par Michèle Tisseyre, qui présentait souvent des grands ballets et des airs d'opéra. C'est tout un monde qui s'ouvrait à moi, à ce moment-là : la vie était devant moi, le monde était à découvrir. Je savais que ma vie ne pouvait pas se dérouler dans une petite ville, pas plus sur le plan sexuel que sur le plan artistique. Mais comment me sortir de ce milieu sans briser les liens ? Alors ça a été d'instinct, tout de suite naturellement, je n'ai jamais eu à chercher ce que je deviendrais : c'est ça que je voulais devenir.

Tu as donc un contact avec l'art à travers la télévision généraliste de l'époque. Mais si l'on revient à monsieur Poisson, as-tu pu faire partie du Théâtre des Compagnons ?

Monsieur Poisson n'était dans notre classe que pour une semaine de remplacement. Il était très ouvert, il lisait de la poésie au lieu de faire des mathématiques et ça m'enchantait. C'est sans doute pourquoi, malgré ma grande timidité, j'ai eu le culot de lui demander comment je devais m'y prendre pour faire du théâtre. Ça a été aussi simple que ça. Il m'a répondu : "C'est très facile, Jacques, vous venez aux Compagnons. L'âge d'admission est de 18 ans. Vous en avez l'air. Ne dites pas au directeur artistique que vous n'avez que 15 ans et venez passer une audition". Je me présente à une audition, je suis accepté et, dans cette ancienne chapelle de l'armée transformée en petit théâtre de 100 places sur le terrain des expositions, à Trois-Rivières, je joue pendant deux ans, trois pièces par année. En même temps, je m'étais inscrit au Conservatoire Lasalle parce que Jacqueline Morin, une prof de Trois-Rivières, y donnait des cours. Ça permettait donc de faire les deux premières années sur place, tandis que pour les deux autres, il fallait être à Montréal. Tout arrivait donc au bon moment. À 17 ans, après ma 11e année, j'ai annoncé à mes parents que je m'installais à Montréal pour finir mes études au Conservatoire Lasalle. C'était pour moi un bon prétexte. Ils m'avaient donné 15 jours pour me trouver une job et un lieu. Alors les premiers temps, j'ai dû faire semblant que j'avais trouvé. Et voilà, j'étais installé à Montréal, à 17 ans.

Combien de temps as-tu fait semblant d'avoir un logement et un emploi ?

J'ai logé quelque temps chez une amie des Compagnons qui venait aussi étudier le théâtre à Montréal et, trois mois plus tard, j'avais une job dans un magasin de peinture de l'est de la ville. Puis je finissais mes études au Conservatoire, sachant déjà qu'on ne pouvait pas gagner sa vie dans ce métier, et qu'enseigner suppléerait. J'avais fait une sorte de thèse de fin d'études et, à 20 ans, j'étais prof au Conservatoire Lasalle. Mais à 17 ans, dès les premiers jours de mon arrivée à Montréal, je ne sais trop par quelles circonstances, je me suis retrouvé au nouveau Théâtre de l'Université de Montréal (TUM) où se jouaient trois spectacles par année, un théâtre extrêmement organisé, avec décorateurs, costumiers, budget et tout. Là j'ai joué tout de suite La Demande en mariage de Tchekov, qui m'avait d'ailleurs révélé comme le comique de l'année, ce qui est très étrange parce que plus jamais je n'ai fait de comédie par la suite. Je ne suis pas très porté sur la chose. Bref, c'est là que j'ai rencontré entre autres Michel Vaïs. Un beau soir, il me dit qu'il y avait dans la salle une jeune metteure en scène des Saltimbanques qui voulait monter Fando et Lis d'Arrabal, et souhaitait absolument me rencontrer parce qu'il y avait six mois qu'elle cherchait son Fando. C'est ainsi que je me suis retrouvé aux Saltimbanques.

Aux Compagnons, puis au TUM, le répertoire était relativement classique ?

Classique, assez léger. Et je me suis posé la même question toute ma vie, comme quand j'ai quitté Trois-Rivières après deux ans de ce type de théâtre. Je me suis dit que j'aimais ça, mais que ça ne menais nulle part et que je n'allais quand même pas faire ça toute ma vie! Avec le recul, je sais maintenant que pour moi, depuis toujours, l'art est une quête, c'est une façon d'arriver à soi, une façon de se réaliser. J'ai toujours voulu y voir une manière de vivre, une manière extrêmement profonde de savoir où l'on va, qui l'on est. À 57 ans, je sais qu'il n'y a rien ni avant ni après, mais il me fallait tout ce cheminement spirituel pour y arriver : que fait-on dans ce monde, où va-t-on, y a-t-il un sens à tout cela ? Bref, quand je suis arrivé au TUM, je me suis dit que c'était déjà autre chose qu'aux Compagnons, qu'on montait tout de même Tchekov, que c'était pour moi une nouvelle possibilité de trouver des maîtres qui allaient me conduire à la vie que je cherchais. Mais il était encore impossible que la vie ne soit que ça. Lorsque Francine Noël, qui est aujourd'hui un écrivain connu, m'a demandé de jouer Fando et Lis d'Arrabal, ça m'a d'abord permis d'entrer en contact avec ces auteurs dits d'avant-garde, puisqu'aux Saltimbanques on montait Arrabal, Van Guerten, Beckett. Et quelques mois auparavant, dans le Vieux-Montréal, j'avais vu la fameuse mise en scène qu'André Brassard avait faite des Troyennes aux Saltimbanques. Ça m'avait fortement impressionné par rapport à ce que je connaissais au TUM et à Trois-Rivières, où c'étaient des portes qui claquaient dans un décor de carton. Cette mise en scène de Brassard était magnifique; tout le théâtre était transformé, il y avait du sable partout, il n'y avait pas de décor franc, pas de mur, pas d'accessoires, c'était magistral! Alors quand on m'a demandé de jouer là, après deux ans à Montréal, c'était pour moi comme un merveilleux message. C'est là que je me suis rendu compte que ce que j'avais fait avant ne correspondait plus à ce que je cherchais. C'est d'ailleurs comme ça tout au long de ma vie, un peu comme si je suivais un parcours initiatique. J'ai donc passé trois ans aux Saltimbanques, jusqu'à ce que ça ferme en 1968. La seconde année, Rodrigue Mathieu a monté Équation pour un homme actuel, ce fameux spectacle qui a fait scandale à l'Expo 67, sur un texte écrit par une machine électronique IBM qu'avait construite Pierre Moretti. Équation m'amenait donc dans des sphères plus avant-gardistes, plus extraordinaires : ces cerceaux qui tournaient sur scène, nous à moitié nus, plongés le corps entier dans des bains liquides de maquillage argent, sur un texte écrit par une machine. Alors voilà, c'était une étape de plus dans cette espèce d'initiation théâtrale à la Castaneda. Puis avec Équation, je me suis retrouvé en Europe pour la première fois, à l'âge de 22 ans. On est resté bloqué longtemps à Paris, en raison de mai 68, avant d'aller jouer au festival de Nancy, et là, autre étape : on y voyait des choses faites à travers le monde par de grands metteurs en scène qu'on disait, à l'époque, extrêmement avant-gardistes, extrêmement pétés, flyés, peu importe le terme. Et j'ai toujours été très attiré vers ce qui, en principe, ne se fait pas.

Autrement dit, chaque fois que tu pousses une porte, ça te fait passer d'un théâtre plus traditionnel à une pratique plus d'avant-garde. Et pour toi, le fait d'être en marge se fonde avant tout sur le choix d'une manière d'être et de vivre en tant qu'homme et en tant qu'artiste.

Absolument.

Dans l'avant-garde, est-ce qu'on se situe inévitablement dans un rapport d'opposition ?

On est surtout contre ce qui existe car il faut créer sa propre manière de vivre, et le théâtre était la mienne. Et à l'Eskabel - on y reviendra - on était vraiment contre, de façon très révolutionnaire; socialement, politiquement, théâtralement contre, à tous les niveaux. Ça semble brusque et désagréable aujourd'hui mais, dans les années 1970, on n'était pas les seuls marginaux. Dans la foulée de mai 68, il fallait tout défaire ce qu'il y avait, sur le plan social aussi bien qu'artistique. Je ne le faisais pas par mode, c'était quelque chose qui m'appelait, en fait, tant au théâtre que socialement ou dans ma vie personnelle. On peut juger de ce que ça a donné, 30 ans plus tard, mais à cette époque, on ne voulait plus du monde ancien, on voulait un monde nouveau. Tout cela était possible dans les grandes villes, mais non pas en région. Dans ces années-là, à Montréal, on avait l'Enfer, la Paloma, la Casa Pedro, on avait la Hutte. On sortait tous au même endroit et c'était extrêmement effervescent; il y avait le peintre Serge Lemoyne, le sculpteur Armand Vaillancourt, tous ces gens-là. Plus tard, j'ai même travaillé avec Claude Gauvreau, deux ans avant qu'il meure. Alors on était en marge, mais on ne se sentait pas solitaire, on n'était pas du tout isolé là-dedans. C'était une société extrêmement riche. À l'intérieur de ça, il y a bien sûr eu des batailles, mais c'est venu par la suite. Donc, après la fermeture des Saltimbanques en 1968, j'ai joué dans Tango de Slavomir Mroizeck au Théâtre d'Aujourd'hui, tout en me posant encore la même question : je ne vais quand même pas faire ça toute ma vie, il doit avoir autre chose ailleurs.

Puisqu'à ce moment de ton parcours, tu étais principalement comédien, est-ce qu'on t'a offert de jouer par exemple au Rideau Vert, ou au TNM ?

Je ne faisais pas du tout partie de ce milieu-là. Je ne voulais pas non plus en faire partie. J'ai d'ailleurs eu des démêlés avec l'Union des artistes, quand on a été connu à Montréal, et que j'étais considéré comme metteur en scène professionnel, puisqu'on recevait des subventions et du CALQ - soit le MAC à l'époque - et du Conseil des arts. J'ai réussi à ne jamais faire partie de l'Union des artistes. Aujourd'hui c'est trop tard, ça ne pourrait plus se passer comme ça.

C'est trois ans après ton séjour de mai 68 à Paris que tu formes l'Eskabel ?

En 1971, oui. Donc après Tango, j'ai franchi la plus grande et la plus merveilleuse porte de ma vie en découvrant Artaud, Jorodovskwi, le Living Theatre; je me suis plongé des mois dans ces lectures-là. Au même moment - rien n'arrivant pour rien - Claude Paradis me présentait Claude Gauvreau et m'offrait un rôle dans La Charge de l'orignal épormyable qui serait joué au Gesù, dans des décors de Marc Boisvert. Il s'agissait de monter la pièce d'une façon extrêmement avant-gardiste, presque comme un ballet théâtral. On a répété sur une année, en présence de Gauvreau. Moi qui cherchais toujours, en espérant défoncer la noirceur, en croyant qu'un peu à l'image du cosmos, il y avait encore quelque chose de l'autre côté, en trouvant des satisfactions mais qui n'arrivaient pas à me combler, dès ce premier contact avec Claude Gauvreau, il était net que s'amorçait pour moi une transformation véritable, que c'était vraiment ce que je cherchais. C'était bien ce que je voulais, même si je ne lui ressemble d'aucune façon, mais avec sa manière d'être, sa manière de penser la création, la manière éblouissante qu'il avait de cerner les enjeux intérieurs et de savoir les transcrire, la présence de Gauvreau a été pour moi comme Don Juan pour Castaneda. C'est vraiment lui qui m'a ouvert les portes de ce qu'il y avait derrière. Je sais maintenant qu'il n'y a rien, et c'est ce qui est important. Pendant près de huit mois, on a donc répété jusqu'à trois fois par semaine dans un atelier du Vieux-Montréal, très souvent en présence de Gauvreau, avec le sculpteur Claude Paradis à la mise en scène. Et un an plus tard, nous avons présenté la pièce au Gesù. Or après seulement quelques représentations, les comédiens Rodrigue Mathieu, Francine Noël et Vilma Geudi, anciennement des Saltimbanques, ont décidé de ne pas rentrer sur scène pour la seconde partie du spectacle.

Pour quelle raison ?

On ne s'est jamais revu après, mais la raison officielle a toujours été celle d'un désaccord total avec la mise en scène.

C'est pourtant quelque chose qui avait été élaboré pendant huit mois ?

Et qu'on avait joué quelques soirs. Ça restera pour moi un souvenir impérissable, même si c'est flou dans ma mémoire, mais Claude Gauvreau était allé prévenir le public que le spectacle n'aurait pas lieu, en évoquant une barrière encore dressée par des forces obscures. Il n'a bien sûr jamais été repris. À l'époque, j'enseignais le théâtre aux gens qui, chaque été, venaient d'un peu partout à travers le monde pour apprendre le français à McGill. Un matin de juillet 1970, Claude Paradis est venu m'y trouver pour m'apprendre que Claude Gauvreau s'était suicidé dans la nuit. Ma rencontre de Gauvreau a été extrêmement importante, ça m'a stimulé à aller plus profondément en moi que j'aurais cru; il n'a pas été pour moi un maître mais il m'a indiqué le passage. J'avais de la peine parce qu'il n'était plus, mais ça allait me permettre de voir si j'avais besoin ou non d'une béquille. Il fallait donc que je repense tout ça : ou je devenais gentil, ou je continuais, mais il me fallait faire quelque chose. Il faut dire qu'on était contre le TNM, contre tout le théâtre dit classique; pendant dix ans, je n'ai pas même mis les pieds dans un théâtre officiel à Montréal. Alors je suis parti six mois au Mexique, sac au dos et avec Castaneda sous le bras, chercher ce que je pourrais faire à Montréal. Déjà à 24 ans, j'avais quand même subi plusieurs initiations importantes. Est-ce que la vie s'arrêtait là ? Toujours cette même question : il doit y avoir autre chose. De retour du Mexique, le milieu était bouillonnant. J'habitais le Vieux-Montréal où j'ai réuni certains de ceux qui avaient été de l'entourage de Gauvreau, des gens qui étaient révolutionnaires et voulaient changer le monde, qui avaient énormément de bibites existentielles et voulaient changer leur vie. Je voulais ouvrir un atelier de création où expérimenter des choses, sans trop savoir ce qui allait en résulter, et je ne voulais surtout pas que ce soit un atelier de théâtre. Les gens ont tout de suite embarqué dans ce premier atelier, en 1971, et l'on y passait des heures à travailler. Je réinventais des exercices, bien sûr influencé par tout ce que j'avais lu, et il était surtout défendu de parler théâtre. C'était de se chercher, de se trouver, d'expérimenter toutes sortes de choses, notamment sur le plan sensoriel, peut-être parce que l'époque avait changé. J'écoutais cette semaine, à la télévision, le comédien Stéphane Crête parler de son laboratoire. Ça n'a rien à voir avec nous il y a 30 ans, mais à la fois, c'est aussi dans cet esprit qu'on faisait les choses avec les moyens de notre époque, tandis qu'eux-mêmes ont les leurs.

À l'époque, pour tous ces gens, plus qu'une démarche artistique, c'était réellement une quête.

C'était une quête. Et j'ai lutté toute ma vie pour ça. Avant de venir à cette entrevue, je me suis dit qu'on allait parler de mes conceptualisations. Non, je ne suis pas un homme de concepts, ni un intellectuel dans ce sens-là. Mais je peux rendre une démarche théâtrale très intellectuelle. Et c'est devenu du théâtre, à un moment donné, voire du grand théâtre. Comme ce l'est encore aujourd'hui mais en dehors de toute conceptualisation. C'est en dehors des modes théâtrales et des démarches extrêmement sérieuses. Par exemple, Gilles Maheu et moi avons déjà été très proches et je me souviens de ce qu'on vivait ensemble il y a 30 ans. Il fallait qu'il transcende toute son enfance et il l'a transformée à travers une démarche extrêmement organisée; c'est extraordinaire et sublime ce qu'il a fait pour arriver à une forme de théâtre. Mais non, moi, je n'étais pas appelé à ça, pas de cette façon-là. Je n'ai jamais voulu arriver à une forme de théâtre, je voulais arriver à une forme d'être. Et 30 ans plus tard, je sais maintenant qu'une forme de théâtre a jailli, qui ne fait pas partie des livres.

D'où vient ce nom de l'Eskabel ?

Le premier atelier de l'Eskabel remonte à 1971. On a fêté nos 30 ans il y a deux ans. Mais comme ne voulait pas faire de théâtre, on n'a obtenu notre charte qu'en 1974, après trois ans d'ateliers. À partir de là, on était prêt à produire non pas du théâtre - attention, il fallait pas commencer ce jeu-là - mais des ateliers publics. Il ne fallait pas être associé au monde du théâtre.

Comment ça fonctionnait sur le plan financier ?

C'était quand même facile à l'époque. Pour gagner ma vie, j'enseignais d'abord au Conservatoire Lasalle et à McGill, puis j'enseignais le français aux anglais de Bell Canada et un peu partout. Pierrot, mon compagnon d'alors qui était écrivain, enseignait aussi. Jacinthe enseignait, Thérèse était sur le Bien-être. Et en 1974, on vivait tous en commune. Puis il y avait les grandes surfaces : Pascal pour les décors et Steinberg pour l'épicerie. Alors il s'agissait d'être habile avec nos grands sacs hippies et on revenait avec de quoi manger pour la semaine.

Autrement dit, d'une certaine façon, c'était de l'autofinancement!

Voilà. Je reviens au nom de l'Eskabel. À l'occasion de notre premier spectacle qui s'appelait Opéra fête, je me souviens entre autres d'un nom sur lequel on accrochait : le Théâtre de l'Inexprimé. Et moi, du haut de mes 24 ans, je me demandais déjà ce qu'on ferait avec un nom pareil dans 30 ans. On serait attaché à cette forme de théâtre-là; on n'irait pas vers autre chose. Une nuit, vers 4 heures du matin alors que tout le monde était bien stone, une participante de l'atelier a suggéré, à la blague; on travaillait beaucoup avec des escabeaux et c'est ainsi qu'elle les appelait quand elle était petite. J'aimais ce que ça donnait à l'oreille. Escabelle est effectivement l'ancienne façon de dire escabeau et, phonétiquement, le "es" traduisait la très grande douceur qu'il y avait entre nous, tandis que le "ka", extrêmement violent, était aussi notre marque de commerce. Quant au "bel" que j'ai toujours défendu, il était ni masculin, ni féminin, ce sur quoi on travaillait beaucoup en atelier. Alors voilà, 32 ans plus tard l'Eskabel est toujours vivant. Et l'idée me plaisait aussi beaucoup de monter, monter, monter...

Donc vous vous autofinancez, vous faites un premier spectacle, vous êtes toujours en marge, toujours en opposition à quelque chose. Mais il va venir un temps où vous allez devoir demander des subventions de l'État.

On était dans un atelier sur St-Paul, qu'on partageait avec Gilles Maheu à l'époque, puis on décide de louer, au coin des rues St-François-Xavier et St-Nicolas, deux gros édifices de quatre étages, avec huit lofts et deux grandes salles en bas. On a tous habité là pendant quatre ans et c'est vraiment là que l'Eskabel a pris forme. On était passé de la création pure à l'improvisation, à des spectacles structurés puis on avait écrit nos premiers : La Chambre de l'archevêque, La Dernière cène. J'avais remonté Fando et Lis d'Arrabal à ma façon. C'est alors que ça s'est vraiment bien établi : on produisait deux ou trois spectacles par année. On parle encore aujourd'hui d'une certaine notion de jeu, bien que nous refusions cette appellation. Pendant ces quatre premières années qu'on a été sur St-Nicolas, jusqu'en 1980, les médias et les revues culturelles se sont montrés très curieux de nos recherches, publiant des critiques extrêmement sérieuses. Ce n'était pas comme les journaux d'aujourd'hui qui mentionne "j'ai aimé ça puis c'était formidable", ou pas. C'était le pourquoi, le comment. On a gardé tous ces articles, quelque 500 pages sur 30 ans. Et en 1980, je me suis dit que je ne pourrais pas faire ça toute ma vie.

Il fallait passer encore à une autre étape ? Or vous avez des spectateurs, avec le prix des billets, vous arrivez à équilibrer le budget ?

La maison vit bien, le loyer est payé, on a ce qu'il faut pour produire, on mange bien. Il n'y a pas réellement de profit, mais on arrive correctement. Puis après la deuxième année sur St-Nicolas, on a une première subvention du Conseil des arts du Canada, si je me souviens bien, autour de 5 000 $, ce qui était quand même beaucoup à l'époque. Par la ensuite, ça a augmenté jusqu'à 200 000 $, en 1987.

Comment se sent-on quand, se sachant dans la marge, on produit un atelier public subventionné par l'État, donc par monsieur madame tout le monde, et qu'on ne s'adresse pas nécessairement à tout le monde ? S'adresse-t-on à tout le monde lorsqu'on est à l'avant-garde ?

J'ai toujours défendu la nécessité de s'adresser à tout le monde. Encore 30 ans plus tard, on le fait avec Les Troyennes. On a ri de nous la première année, et on joue pour la cinquième saison à guichets fermés. C'est tout le Québec qui vient, et ça, c'est particulier. Mais déjà, moi, j'étais certain qu'on travaillait dans un cheminement qui consistait à éveiller l'humanité comme on s'éveillait nous-mêmes. On faisait 40 heures d'atelier par semaine, 15 heures de yoga. C'était aussi l'époque où l'on pensait que, du jour où la conscience de chacun serait changée, ce serait la paix sur terre. À voir ce qui se passe présentement, ce n'est peut-être pas parfaitement réussi, mais avoir la paix à l'intérieur de soi, c'est déjà énorme. On avait vraiment l'impression que c'était une façon de changer le monde et surtout de changer un théâtre qui répétait toujours les mêmes bêtises.

C'est donc pratiquement une constante, chez toi, de dire qu'un artiste d'avant-garde est là pour changer le monde ?

C'est ma perception. Aujourd'hui on n'emploie plus ce terme mais je disais à mes jeunes : "Quand allez-vous produire un spectacle qui, dans sa forme et son contenu, va contester ce que je fais ? J'ai 57 ans. Cette quête m'a mené à une signature, inévitablement, et elle m'a amené au bout de ma vie à moi. Vous ne pouvez pas reprendre ça intact. Faites comme j'ai fait en 1970 : vous devez avoir une façon différente d'appréhender le monde et, par conséquent, une façon nouvelle de le présenter sur scène". Or ce que je vois, ce sont des imitations, c'est rétrograde, ça date de 50 ans, c'est parfois très 'eskabélien' et je déteste ça! On apprécie ma signature parce qu'elle porte un achèvement, une maturité. Je suis allé au bout de quelque chose. "Changez le monde; ne restez pas avec la signature de l'Eskabel". J'ai souvent travaillé avec des jeunes, et ils ont tendance à 'imiter le maître' qui se promène lentement et commente : "Eh, ça ne t'appartient pas, ça! Trouve ta propre voie ?"

Tu n'as jamais été un artiste préoccupé de se construire une carrière ?

Non, pas du tout. Je n'ai jamais voulu parce que, pour moi, le théâtre n'est pas une carrière. J'y vais au fur et à mesure de la marche. Il y a, tout à coup, des gens qui regardent et jugent de ce que je fais. C'est correct. Je peux même y participer, je suis capable d'en discuter. Mais ça n'a rien à avoir avec une discipline ou avec un plan de carrière. Non.

Vous êtes dans le Vieux-Montréal jusqu'en 1977. Que se passe-t-il par la suite ?

Après 1980, tout va changer. Je suis fatigué des créations collectives, fatigué des 40 heures de travail personnel, je suis fatigué intérieurement. À un moment donné, plus de 40 personnes fréquentaient les ateliers de création de l'Eskabel pour devenir peintre, photographe, ou simplement pour vivre et avoir des enfants, et jusque là c'était correct. Or ce n'était plus ça, ça ne correspondait plus à ça dans ma tête. Intérieurement j'en étais arrivé, je crois, à l'écriture. Ma vie pouvait dès lors se formuler théâtralement, mon moyen d'écriture n'étant pas littéraire mais dramatique. Puis à travers mon travail à l'Eskabel, et notamment la mise en scène de Fando et Lis qui se déroulait simultanément sur trois étages, j'avais découvert ce qui fait maintenant ma signature, à savoir que j'avais besoin d'espace. Pas de mur, pas de décor, de l'espace. Énormément d'espace. C'est d'ailleurs ainsi qu'en 1990, j'ai commencé aussi à faire de la peinture; et ça m'est facile, je fais beaucoup d'expositions, parce qu'il s'agit d'espace. Bref, alors que le bail se termine et qu'il faut déménager, je pars pour l'Europe en disant à la gang de trouver un très grand local parce que, moi, j'ai besoin d'espace. Il y a eu des scissions à l'Eskabel, des schismes, parce que je changeais moi-même. Et comme j'avais une maîtrise de l'organisation, les opposants éventuels n'avaient qu'à former une autre troupe, j'en étais rendu là : j'avais besoin d'un grand espace, j'avais besoin d'autres projets. Entre-temps, j'étais tombé en amour avec l'oeuvre Marguerite Duras. Et ce fut tout un appel! On peut trouver curieux que cette quête personnelle de l'écriture m'ait amené à Marguerite Duras qui se situe dans la distanciation. Mais encore aujourd'hui, je n'y vois pas de contradiction. Autant je prône un théâtre de chair et de sang, de proximité, et je peux faire dire des textes extrêmement brûlants d'émotion; autant je sais employer la distanciation du langage. Tout le monde de Marguerite Duras m'éblouit encore, me passionne; j'aime son travail. Alors ce sont deux pôles en moi qui semblent très contradictoires mais que j'utilise maintenant et qui font ma signature, donc ce que je suis. Je peux pleurer pour une histoire d'amour et garder en même temps une sorte de froideur, une sorte de distance. Pour moi, ainsi va la vie : pars. Tout cela est étrange en moi. Je suis donc toujours en Europe alors qu'on m'annonce avoir trouvé un ancien cinéma sur la rue Centre à Pointe-St-Charles; il est à 40 000 $, le toit coule. Je réponds de trouver tout de suite des hypothèques et d'acheter. On a fait ça toute notre vie, sur St-Nicolas et aussi à Trois-Rivières, on défait les murs, on met tout dans des boîtes de carton; j'ai besoin, moi, de beaucoup d'ordre et d'un endroit extrêmement agréable, autant pour vivre que pour le théâtre. Quand on est sans argent et qu'on sait qu'on n'en aura jamais, mais qu'on a besoin de s'entourer de beauté, on se la crée. Je le dis encore souvent aux comédiens : ça prend d'abord des bras et de la sueur, c'est après que vient la création. Pour moi, il était essentiel qu'après 10 heures d'atelier, on donne 5 heures à défaire les murs parce que ça faisait partie du travail; il était essentiel qu'on garde les pieds sur terre, qu'on soit groundé quelque part. On cousait nous-mêmes les costumes, on faisait aussi les décors. Jusqu'en 1987, ça a toujours été la règle à l'Eskabel. Deux mois après mon retour d'Europe, on dispose donc d'une salle immense. Et j'obtiens personnellement de Marguerite Duras les droits d'auteur pour créer India Song en première mondiale, avec 35 comédiens dans un espace magnifique, des galeries, des balcons, tout faits main, bien sûr. Ça a été un gros succès et une période extrêmement florissante pour l'Eskabel. C'était devenu très évanescent, très transparent, très distancié, très India Song, aucun texte n'était en scène; tout se passait derrière des rideaux, le personnage principal ne parlait pas. Plus tard, quand j'ai monté Mort à Venise de Thomas Mann, il y avait pas de texte en français. De nouveau, c'était le triomphe dans tous les médias; on a joué plus de trois mois à guichets fermés, on installait du monde partout, dans les escaliers, partout. Et pour ma part, je venais de trouver ma manière d'être, ma signature. Ça se modifiera 15 ans plus tard - actuellement je travaille différemment - mais j'avais plus que besoin de passer par là. C'était aussi mon lieu. Maintenant j'ai un autre lieu pour Les Troyennes, pour François d'Assise.

Quel est ton public à ce moment-là ?

C'était devenu grand public. Il y avait tous ceux qui avaient suivi l'Eskabel pour ses ateliers à tendance psychothérapie, mais aussi tout le monde, des intellectuels, des littéraires, des penseurs, des esthètes en provenance de tous les milieux, en art pictural ou ailleurs. Parce que c'était majestueux.

Est-ce que, dans ton travail, tu signais pratiquement tout : costumes, décors, éclairages ?

Toujours. Et c'est encore comme ça aujourd'hui.

Et dans ce sens-là, de quoi te nourris-tu ?

De tout : de tableaux, de musées, de beaucoup de films. Jusqu'en 1987, alors que j'étais à Montréal, je suis allé très peu au théâtre, à peine une fois par année, tandis qu'aujourd'hui, j'y vais presque deux fois par mois. Je n'aimais pas le théâtre mais j'étais toujours au cinéma. Les Fellini, Visconti, Pasolini, tous ces réalisateurs m'ont fortement impressionné. C'est toute cette esthétique, cet aspect visuel que j'ai transposé à ma façon dans India Song, dans Mort à Venise qui est un souvenir magnifique, et dans La Belle bête. Dans ces années-là, l'une des comédiennes de l'Eskabel était la soeur de Marie-Claire Blais. Je savais qu'elle venait voir les spectacles mais jamais je ne lui aurais parlé. Même si ça paraît facile en entrevue, je me mêle peu lors des mondanités, je suis trop timide, j'ai du mal à parler aux gens. Alors Thérèse, à qui j'avais dit que j'aimerais mettre en scène La Belle bête que j'avais lu à l'âge de 15 ans et qui était imprégné en moi, un beau jour, elle m'annonce que sa soeur aimerait beaucoup me rencontrer. Je lui téléphone et je la retrouve au Ritz, à 8 heures du matin. Quel culot j'avais! J'ai dit à Marie-Claire Blais que je souhaitais monter La Belle bête et que je ne voulais pas qu'elle regarde l'adaptation que j'allais en faire ni qu'elle assiste à aucune des répétitions mais simplement qu'elle soit là le soir de la première.

Contrairement à Gauvreau, omniprésent aux répétitions de La Charge, pourquoi ne voulais-tu pas de la présence de l'auteur ?

Quelque chose en moi était devenu solide : c'était bien la forme de théâtre que je voulais faire. Puis on entrait quand même dans le monde du théâtre, en marge bien sûr, mais je le sentais par les critiques, par tout ce qui se disait autour de l'Eskabel.

Que tu étais inscrit maintenant dans le paysage.

Absolument. C'était ni le TNM, ni le Grand Cirque Ordinaire, c'était tout autre chose. J'ai donc monté La Belle bête et Marie-Claire Blais était là le soir de la première. Les critiques ont été excellentes mais, au cours des représentations, la Ville de Montréal a dû fermer le théâtre parce que nos gicleurs n'étaient pas installés; on n'avait pas les sous pour le faire. On a alors déménagé le spectacle au Théâtre de La Grande Réplique, sur Sherbrooke, où j'ai dû tout refaire sans décor, ce qui est aussi une manière pour moi de travailler. Entre-temps on cherche un théâtre, on achète le Conventum sur la rue Sanguinet. Et là commence pour moi le déclin de l'Eskabel.

Au Conventum.

C'est dangereux quand on est subventionné et qu'on a beaucoup d'employés. On était arrivé dans un théâtre officiel. Pendant près de dix ans, tous les spectacles avaient un orchestre sur scène, avec la musique originale de Serge Deberdt. Je ne pouvais plus suffire à la tâche dans ce cadre très officiel où il fallait produire quatre spectacles par année pour que les subventions tiennent. Moi, à peu près tous les dix ans, la machine que je crée finit par me bouffer. Certaines créations avaient un bon impact, d'autres pas du tout. Il y a eu Le Moine de Lewis et La Dame aux camélias que j'ai adaptés et montés, et dont je garde un bon souvenir. Les Larmes amères de Petra Van Kant, avec Angèle Coutu, a aussi été un beau moment. J'ai monté également L'Île de Marie-Claire Blais. Elle avait voulu écrire un spectacle pour l'Eskabel; elle m'envoyait ses manuscrits et je lui donnais mes impressions. Une collaboration très agréable. Simultanément, le livre était lancé avec des photos du spectacle. Ce fut un succès critique, pas mauvais, mais pas élogieux non plus. Bien sûr, il y avait plus de 30 personnages, ça traitait d'homosexualité, du SIDA, de la mort, de tous ces jeunes gens à Key West. Le décor de Mario Bouchard était magnifique. Et c'était un spectacle long et lent, ce qui pour moi était positif. Mais ça n'a pas été tellement bien reçu. Entre-temps, on s'était aussi associé à Transit, pour un spectacle musical qui n'avait pas non plus été très bien reçu par la critique, un opéra très contemporain qui était pourtant magnifique.

Qu'est-ce qui fait que tout à coup la critique semble se désintéresser ?

Patrice Scheup, un ami que j'aime beaucoup, dit toujours que Picasso a fait du Picasso jusqu'à sa mort, mais que ça ne fonctionne pas comme ça en Amérique. La critique va parfois même dire d'un grand cinéaste ou d'un grand metteur en scène : ah non, on sent encore que c'est lui qui l'a fait. Pour moi, ça a toujours été une qualité qu'on reconnaisse Jacques Crête comme individu, je trouve ça extraordinaire. Toute ma vie j'ai essayé d'avoir une signature : eh oui, ce sera toujours cérémonial, ce sera toujours rituel, mes spectacles seront toujours comme une grande messe.

L'Eskabel, ça s'arrête quand ?

En 1987. Avec mon copain, qui était psychologue, on avait déjà acheté une maison de campagne en Mauricie depuis deux ans, parce que je ne pouvais plus supporter Montréal, dans le sens que les subventionneurs devenaient très stricts avec nous : on m'obligeait même à reprendre Mort à Venise dix ans après. Puis il y avait un tas d'employés et d'administrateurs, et je n'appréciais pas du tout qu'il faille fonctionner comme ça : plus on avait de subventions, plus il fallait produire et moins j'avais le temps de créer. C'était devenu une industrie. Peut-être aussi que j'étais rendu au bout d'une certaine recherche. Je devais inviter de nouveaux metteurs en scène pour remplir la saison. Ça a été des échecs à plusieurs reprises. Des projets extrêmement intéressants, proposés par des jeunes avant-gardistes qui me plaisaient, mais dont la réalisation était mal foutue, sans rigueur, en un mot, 'trippante'. Or même si je suis moi-même issu des années 1970 et que j'ai bu et pris de la drogue une partie de ma vie, je n'ai jamais été un trippeux. L'atmosphère n'était plus agréable, je commençais à vieillir et je me disais que je n'allais pas finir mes jours comme ça. J'avais fait le tour de mon jardin, c'était fini, ça avait été magnifique et tout ce dont je rêvais, c'était d'ouvrir une petite auberge à la campagne avec mon copain et de ne plus toucher au théâtre. On est donc arrivé dans cette maison, qui est un château au centre de la Mauricie, on a tenu auberge et, six mois après, j'y ai ouvert un petit théâtre. C'était tout de même une autre étape, l'ouverture de ce petit théâtre de 70 places, à même le château; et comme c'était en région, et que de toute façon, je n'en avais plus envie, il n'était pas question d'y monter des grandes productions. J'ai eu envie d'écrire des spectacles où il y avait chant, musique, texte, des histoires à moi, mais faciles à comprendre, entre guillemets, pour le public d'une région.

Le public a donc une influence à savoir que, même si tu es en marge, tu as quand même le souci de t'adresser à un interlocuteur.

Je dis souvent à mes comédiens qu'on ne pense jamais à ça, le monde. Je ne le fais jamais pour ça, je ne choisis jamais les spectacles pour ça, mais il est certain qu'au bout du compte, même si ce qu'on a à dire est propre à sa personnalité, il est au moins important que l'autre reconnaisse qu'on existe. Et qu'il y en ait au moins un, c'est déjà suffisant. Pour ce petit théâtre, j'ai donc écrit des spectacles pendant cinq ans. Comme j'étais quand même connu en région à cause des médias, c'était un peu le retour de l'enfant prodigue et tous les journaux se sont présentés au château. J'écrivais tous les textes, j'avais un directeur musical, j'avais des comédiens, toujours des gens de la région. J'ai toujours travaillé avec des gens qui, selon moi, travaillaient d'une façon professionnelle même s'ils ne gagnaient pas leur vie dans le domaine. Et ça c'est l'idéal, surtout maintenant à Trois-Rivières, encore plus.

Crois-tu que quelqu'un ayant une formation en tant que telle soit avantagé ou désavantagé ?

Souvent désavantagé, parfois avantagé. Actuellement, j'ai quatre diplômés des écoles de théâtre, et c'est un plus. Mais ils sont minoritaires parce que le travail de création n'intéresse pas la majorité qui est plutôt centrée sur un rôle ou un personnage à jouer; c'est correct, mais on ne fait pas une vie avec ça. Bref, pendant cinq ans, j'ai écrit des spectacles que j'ai mis en scène au Théâtre du Château Crête, du nom de l'auberge d'un certain Crête - sans lien de parenté - qui possédait autrefois cette maison. On donnait parfois jusqu'à 200 représentations par année. Ça a été extrêmement agréable; c'était comme un nouveau début. On présentait des contenus beaucoup plus accessibles mais dans une forme qui était toujours la mienne, de sorte que les journaux parlaient de mon travail comme étant très avant-gardiste. Ça a été un grand moment, mais plus encore avec Les Troyennes. En somme, ce que j'ai cherché toute ma vie en quittant la maison de mes parents, ma famille, le monde straight, c'était de faire ma place dans le monde avec cette différence de la marginalité. Ça restera toujours ça au bout du compte : faire sa place dans le monde, ne pas être un étranger au monde. Ça a donc été une révélation en Mauricie où, pendant cinq ans, j'ai rempli ce petit théâtre à raison de 200 représentations par année. Et quelle joie pour un créateur soi-disant avant-gardiste, pour un gars en marge, d'être écouté, entendu, aimé par la Madame d'à côté qui n'a jamais vu ça, qui ne pensait pas que sur une scène on pouvait marcher très lentement à la Duras, avoir de la musique ou du chant tandis que parle une comédienne, faire de longs silences, qui en principe ne comprend pas du tout ça mais qui en est éblouie, émue, qui est transportée et qui pleure!

Elle ne s'en croyait pas la destinataire.

Voilà. C'est comme pour l'opéra, selon moi. Je dis toujours qu'il en faut dans les écoles. Bien des airs ne plairont peut-être pas aux jeunes mais tout à un coup, une musicalité va les toucher, une voix. Quoi qu'il en soit, là où je devais finir mes jours tranquille avec mon copain, à réfléchir, à lire et à écouter de la musique, puis le soir à recevoir les gens, j'ai vécu l'épuisement total. Ce n'est pas cela, tenir auberge et restaurant, c'est 18 heures par jour! Cinq ans plus tard, ça s'est donc terminé par une rupture amoureuse. Un beau jour de 1996, j'ai alors quitté cette grande propriété de 35 pièces qu'on avait, tout meublée en style, avec deux pianos à queue; je suis parti avec deux valises, quelques objets et je me suis arrêté à Trois-Rivières où j'avais un pied-à-terre. Je ne suis pas très famille mais mes parents sont âgés, ils sont heureux et fiers de leur fils qu'on voit souvent dans le journal et à la télévision du coin et je me suis dit que j'allais les accompagner quelques mois avant de choisir l'une des destinations où j'ai toujours rêvé de vivre un jour : la ville de Québec parce que je l'aime, ou Aix-en-Provence où j'y ai des amis qui m'attendent depuis très longtemps. Or après deux mois, sachant que j'étais à Trois-Rivières, la salle Thompson et la Maison de la culture, notamment, m'ont approché et, pendant deux ans, j'ai fait une vingtaine de mises en scène par année. J'ai aussi redécouvert Trois-Rivières que je détestais étant jeune. Elle a beaucoup changé. C'est une ville culturelle où il y a maintenant des cafés alors qu'il y a 30 ans, on ne savait pas même ce qu'était l'espresso; une ville magnifique avec le fleuve, sans violence ni vagabondage. Puis il y a cinq ans, en 1998, comme je n'aime pas entrer en salle une semaine seulement avant un spectacle, que j'ai toujours aimé répéter dans le lieu même, y construire les décors, clouer dans le mur comme je pourrais le faire chez moi, je me suis dis bon, à 52 ans, pour la dernière fois de ma vie, on trouve un vieil édifice, on le transforme et on en fait le premier théâtre privé à Trois-Rivières. Ça n'avait jamais existé. On a trouvé un ancien entrepôt de fruits et légumes qu'on a aménagé. C'était abandonné depuis quatre ans, sans eau ni électricité. Et trois mois plus tard, c'était prêt. On avait une salle pouvant accueillir jusqu'à 70 personnes, une galerie immense, un grand bureau, un grand hall d'entrée, une cour immense en plein centre-ville de Trois-Rivières et, depuis deux ans, j'y habite un loft en haut. C'est comme les Compagnons d'il y a 30 ans : un petit théâtre, une petite chapelle, des comédiens qui ne veulent pas nécessairement gagner leur vie avec ça. Plusieurs sont profs d'université à Trois-Rivières, des comédiens que j'ai formés et avec qui je travaille.

Des comédiens qui ont, comme toi, une quête.

Voilà. En 1998, je monte Fando et Lis pour la troisième fois depuis 30 ans. Ça connaît un gros succès et, la même saison, je décide de présenter Les Troyennes que j'avais monté déjà il y a une quinzaine d'années, alors que j'étais chargé de cours à l'UQÀM. Après un mois, on m'approche pour me parler du nouvel amphithéâtre qui vient d'être construit mais dont on ne sait encore que faire. Je tombe en amour avec le lieu, bien sûr! Autant j'ai besoin de travailler dans de petits espaces, sur la chair et le sang, autant j'ai besoin de grands espaces où tout est presque cinématographique. Ça sera toujours ainsi. Le François d'Assise que je fais actuellement, c'est un seul comédien dans un décor simple, dénudé mais époustouflant, alors que Les Troyennes c'est autre chose, c'est du grand cinéma. On nous engage ainsi pour six représentations des Troyennes, pendant l'été 1998. La couverture de presse est excellente : c'est d'abord La redécouverte de Jacques Crête; puis l'Eskabel - auquel on m'associe - est donc encore vivant; et surtout la magnificence du spectacle. Des critique dithyrambiques à travers toute la province! On a donc fait tout l'été, et ce, pendant deux saisons. Puis en 2000, nous qui faisons vivre l'amphithéâtre, ce lieu de création unique en Amérique, cet endroit magistral qui est une concession forestière sur des terres de la Couronne, on réclame un bail de dix ans pour le faire fonctionner comme les seuls administrateurs. Et cette année, on met sur pied le Rendez-vous international du théâtre de répertoire qui débute par une mise en scène de John Strasberg - fils de Lee et de Paula - avec Paul Doucet dans le rôle principal. Nous, on ne fait que les fins de semaine de ce Rendez-vous qui dure tout le mois de juillet. Et parce que la demande est là, Les Troyennes revient pour une cinquième saison, alors que le Petit Théâtre de Trois-Rivières fait généralement deux ou trois spectacles par année. Par exemple, on a François d'Assise qui sera sûrement repris en septembre, parce que ça aussi c'est nouveau à Trois-Rivières, de ne jouer qu'un soir semaine mais pendant six mois. Tout le monde riait de nous autres. Eh bien c'est toujours plein! La difficulté en région c'est qu'un spectacle est présenté trois fois, la salle est pleine puis c'est fini. Nous, avec un bassin de population 150 à 200 000 dans la région de Trois-Rivières et une salle de 50 places, on peut jouer un an. Et ça c'est extraordinaire pour le comédien, pour la recherche, pour le travail et pour moi aussi qui peux me reposer. Depuis cinq ans, avec deux collaborateurs, j'ai été directeur de toute la boîte, bien sûr, mais depuis six mois, comme disaient les vieux autrefois, je donne mon bien avant de mourir. Je le passe à mes trois comédiens principaux et ce sont eux maintenant qui font les demande de subventions et qui administrent le tout. D'ailleurs en septembre, je partirai probablement deux mois tandis que jouera François d'Assise et ce sera la première fois de ma vie que je n'assisterai pas à toutes les représentations d'un spectacle. J'en suis rendu là, c'est-à-dire que j'ai toujours besoin de créer, je reste directeur artistique de l'Eskabel tant que je le voudrai, et c'est moi qui déciderai quand partir. Dans trois, cinq ans, dix ans, on n'en sait rien. Mais l'Eskabel, c'est à eux à le faire fonctionner. Et c'est l'fun parce que même s'ils sont jeunes, ils ne partent pas de rien. Ils profitent d'une compagnie qui s'est fait un nom depuis 32 ans!

Puisqu'il s'est instauré une sorte de tradition, après 32 ans, le fait d'être à l'avant-garde ne veut donc pas nécessairement dire n'être que de passage.

Pas lorsqu'il s'agit d'une quête, à savoir que c'est inhérent à sa propre vie. Et ce qui est extraordinaire, il faut bien le dire, c'est que l'étranger, le marginal, ait maintenant sa place dans le monde. C'est la plus grande victoire de l'Eskabel que cette signature, en dehors du théâtre traditionnel, et que Les Troyennes soit devenu populaire à travers tout le Québec. À nos spectacles, 80 % des gens viennent de l'extérieur de la région de Trois-Rivières. Voilà qui est merveilleux pour un créateur, qu'un marginal qui ne devait pas faire partie de la société finisse, à la fin de sa vie, par produire un spectacle acclamé par Monsieur et Madame Tout le monde. C'est une maudite belle réussite sur le plan culturel! Depuis que l'Eskabel existe, on a toujours dit qu'on ne faisait pas ça pour les gens, mais dans le fond on y pense : il s'agit de leur offrir autre chose qu'ils finissent par découvrir et aimer, comme je le disais tantôt à propos de l'opéra. Puis il est bizarre que l'Eskabel marginal, avant-gardiste, disparu même, soit arrivé à un tel succès populaire au Québec : c'est le Broue de la tragédie grecque! On nous disait que les Québécois ne verraient pas de tragédie grecque l'été. On est rendu à plus de 25 000 spectateurs. Voilà une belle victoire sociale. Le marginal, l'homosexuel, a été reconnu socialement tout en puisant à sa propre vie et en restant lui-même. Par ailleurs, c'est également récupéré. À Trois-Rivières et en région, beaucoup de gens ne m'aiment pas parce que je prends de la place, que, selon les journaux, j'aurais obligé les artistes d'ici à garder la barre haute, que je gueule beaucoup dans les ministères et ailleurs. Mais quand je les rencontre, c'est toujours la fierté de la région qui l'emporte, et quand ils ont besoin de moi pour une mise en scène particulière, je m'y prête volontiers et je fais ça avec le sourire. Pourquoi pas ? C'est bon pour les jeunes de l'Eskabel qui vont me survivre. Je n'ai jamais fait de compromis sur ce que je suis ni sur ce que je fais et je ne le ferai pas maintenant. Cependant, je peux être putain sans aucun problème si madame Unetelle, qui m'haït, m'invite à son émission de télévision. J'ai envie de sourire mais en même temps c'est correct, c'est bon pour nous. C'est une partie pas vraiment dérangeante, très amusante, et qui reflète bien notre société.

Crois-tu que tu vas avoir influencé des gens ?

Je ne crois pas. Dans le fond, je n'en sais rien parce que depuis quatre ans, avec Les Troyennes, c'est incroyable comme jamais le rebound que j'ai du milieu. Une bonne majorité des grands comédiens de Montréal sont venus voir le spectacle. On ne se connaissait pas, on ne s'était jamais connu, on n'était pas du même milieu. Et là tout le monde me connaît. Je me dis alors qu'il y a comme une trace quelque part. Mais ça n'a vraiment aucune importance, je ne crois pas... Je dis souvent que je n'ai pas réussi dans la vie, sinon je ferais Notre-Dame-de-Paris. J'ai réussi ma vie, par exemple.

Que penses-tu de ces gens qui ont fait de l'art sous la pointe de l'iceberg, si je puis dire, et qui à un moment donné ont dérivé vers ce qu'on appelle le mainstream ?

Je ne crois pas qu'ils dérivent, je crois qu'ils avaient profondément envie de faire ça. Gilles Maheu, par exemple, pour qui j'ai énormément de respect - on ne s'est pas vu depuis 20 ans mais il avait son loft avec nous, à l'époque des Enfants du Paradis qui précédèrent Carbone 14 - selon moi, il est allé au fond des choses. Il avait au départ la même quête que moi mais dans des formes complètement différentes; chacun son chemin. Et qu'il fasse maintenant Notre-Dame-de-Paris, tant mieux, ça lui assure une retraite financière et je m'en réjouis. Ceux qui mènent des recherches sérieuses, profondes et rigoureuses comme lui sont à respecter. Pour ma part, je viens de monter, pour Le Maquisart, un show qui s'appelle Les Fleurs douyou douyou douyou St-Tropez; c'est presque du Marguerite Duras tandis que chante une sorte de Dalida, et ça a fait un succès. De même, Gilles vient d'un monde populaire et il peut faire Notre-Dame-de-Paris, tandis que la création de la semaine prochaine, à Carbone 14, ça va une comédie très noire et très profonde. Qu'on nous donne la chance de faire ce qu'on est, à savoir plusieurs choses à la fois! À cause de sa propre vie, Gilles a toujours rêvé, je crois, d'une certaine reconnaissance, il a toujours eu besoin de réussir dans le milieu et je trouve ça légitime. Pour ma part, je n'ai jamais senti ça.

Ça varie d'un individu à l'autre ?

Voilà. Je n'ai jamais senti ça. Moi tout ce que j'ai voulu, c'est essayer d'être bien dans mon corps et dans ma tête, et d'en profiter. Je suis un profond athée : il y avait rien avant, il y a rien après. Je n'ai même plus de souvenirs, maintenant. J'ai vécu 17 ans avec un bonhomme; jamais je ne pense à lui. J'ai même du mal à retrouver des images alors qu'on a été en Europe ensemble. Cette quête-là, cette recherche, m'a changé par rapport à ce que j'étais autrefois : un petit gars gêné, vivant dans le passé, amoureux à tous les coins de rue. Par exemple, il y a deux heures qu'on est ensemble et je ne sais pas ce qui va m'arriver après. Et ça, pour moi, c'est tellement différent de ce que j'étais. C'est merveilleux. C'est ce à quoi, intuitivement, je voulais arriver à la fin de ma vie : être ici et maintenant.

En début d'entrevue, tu évoquais une époque très riche de l'avant-garde à laquelle tu avais appartenu et tu laissais entendre que ce terreau-là, ce ferment-là, n'existait plus pour les générations montantes. Est-ce le fait d'une transformation de la situation mondiale ?

La situation mondiale joue certainement, mais il reste aussi que la jeunesse a la vie facile. L'enfant-roi vit chez ses parents jusqu'à l'âge de 32 ans, il a son ordinateur, tout ce qu'il lui faut. Moi qui travaille souvent avec des jeunes, lorsque je les questionne, j'obtiens souvent pour réponse que "ah, c'est comme ça". Je me dis maintenant que c'est bien correct; ils sont rien que là puis c'est tout. Dans le temps, je gueulais après eux, je me disais : "ça se peut pas, hostie, réveillez-vous! Comment ça 'c'est comme ça' ? Changez-le! Faites quelque chose, allez dans la rue, mettez-moi dehors!"

Il n'y a plus cette volonté de changer le monde ?

Non. C'est comme ça. On ne peut rien y faire. D'un autre côté, on verra dans 30 ans s'ils auront eu des vies 'heureuses'. Peut-être que ce sera mieux que pour nous, mais là pour le moment, des fois je me fâche parce que je me dis : ça se peut-tu, tu sais, 20, 22, 28 ans. C'est comme ça. Parce que je suis un dynamique, je suis un être d'action, moi j'avais besoin de ça sinon je serais mort. Or je ne sais pas si la jeunesse en a besoin, parce que ça ne se passe pas. Ça me met le feu au cul. Mais peut-être qu'ils l'ont plus que nous. Je ne le sais pas.

Alors si l'on dit de l'avant-garde qu'elle s'élabore a contrario, dans le but de changer la vie...

Moi j'en suis certain. C'est bien ça.

Cette génération-là a-t-elle une avant-garde ?

Elle tend à définir l'avant-garde en opposition à ce qui est straight. S'ils montent un spectacle de chansons, les jeunes vont y inclure toutes sortes de machines électroniques. Moi, je leur dis "c'est l'fun l'idée que t'as, mais je ne suis pas certain qu'elle vienne de quelque chose de très profond, d'existentiel. Et tu n'as pas la machine, alors oublie-la. Si donc c'est vrai, ce besoin de changer le monde par l'électronique et que tu n'as pas la machine, tu n'as pas d'argent et tu travailles 20 ans pour l'avoir, tu ne vas que t'épuiser là-dedans et tu vas devenir amer par rapport à tout ça. Invente, essaie de trouver ta façon de dire. T'as un corps, t'as un texte, t'as un local, tu chantes - parce que les jeunes d'aujourd'hui sont structurés, ils parlent bien, ils ont un langage, un vocabulaire - essaye-toi, trouve ton moyen, invente-le". Je ne suis pas certain que ce soit de l'avant-gardisme que de simplement faire usage de ce que j'appelle des bebelles. Et malheureusement, le théâtre traditionnel est maintenant devenu bebelle, si j'en juge par les productions du TNM que je vois à la salle Thompson de Trois-Rivières; c'est douze vans qui arrivent avec 2 à 300 000 $ de décor. Est-ce vraiment ça le théâtre ? Jean-Louis Roux est venu à l'Eskabel il y a deux mois, c'était la première fois qu'on se rencontrait vraiment, il est monté chez moi et on a jasé une heure. J'avais peur de le blesser mais il m'a donné raison. C'est incroyable, on ne fait plus de théâtre, c'est le costumier qui décide et c'est surtout énormément de fla-fla. C'est souvent magnifiquement réussi. Mais le jeune, on lui donne le goût de quoi, là ? C'est ça, pour lui, être avant-gardiste, c'est d'avoir une machine plus grosse encore que celle du TNM.

Selon toi, l'avant-garde se définirait donc plutôt comme une espèce de pulsion très forte qui pousse à...

À se définir. À se définir par le moyen qu'on choisit. Ce peut être en cultivant des patates, comme ce peut être dans la chanson ou sur une scène de théâtre. Il faut donc que tu inventes ce moyen-là, ou alors tu étouffes. J'entends parfois des gens réclamer 150 000 $. "Wow, bonhomme, ça viendra peut-être un jour si ta recherche prouve que t'en as vraiment besoin. Mais si pour changer le monde, pour arriver à dire ce que tu ressens, il te faut 150 000 piastres, oublie ça; tu vas mourir avec". À Trois-Rivières, il y a le Is enough; autrefois, à Montréal, c'était à La Hutte qu'on passait nos soirées à changer le monde autour d'une table, on avait ce projet. Or Félix Leclerc disait qu'on reconnaît un artiste non pas à ses projets mais à son oeuvre. Je trouve ça superbe. Je pousse souvent les jeunes à réaliser des choses. S'ils prétendent n'avoir pas ce qu'il faut, c'est donc que ce n'est pas nécessaire pour eux, ce n'est pas existentiel, ce n'est pas leur vie.

L'avant-garde ne s'est pas imposée pour toi de l'extérieur ?

C'est arrivé de l'extérieur, mais ça m'a ouvert le chemin vers l'intérieur de moi. Parce que je ne suis pas un homme cultivé, je n'ai pas fait d'études, j'ai une 11e année, c'est tout. Ça a longtemps été un grand malaise dans ma vie. Plus maintenant. Je n'avais donc pas de moyens. Quand on étudie la philosophie dans les collèges classiques, peut-être que des ouvertures se font; moi, je n'avais pas d'ouverture. Elles se sont donc présentées au hasard avec Artaud, Gauvreau, au fur et à mesure des rencontres, avec les Saltimbanques. À un moment donné, il y avait une porte, et je sentais que là était ma place.

Selon toi, as-tu fait partie de l'avant-garde, as-tu été l'avant-garde ?

Oui. Je ne crois plus qu'on puisse parler de ça aujourd'hui, comme dans les années 1970. Mais c'était d'avant-garde parce qu'aux Saltimbanques, on produisait des textes écrits d'une façon nouvelle et contemporaine, voire presque futuriste en comparaison de ce qu'on connaissait de la dramaturgie. Par exemple, Arrabal était joué à Paris depuis les années 1960 mais ici, dans les salles officielles, je ne crois pas; et ce sont les petits théâtres qui ont monté son Cimetière des voitures. C'était donc d'avant-garde au sens où c'était un type d'écriture et une manière de faire de la mise en scène déjà plus en avant par rapport aux temps que nous vivions. Mais aujourd'hui, qu'est-ce qui pourrait être plus en avant ?

On pourrait donc parler d'avant-garde chaque fois qu'un créateur - et avant d'être un créateur, un individu - redécouvre le monde ou veut le redire, parce qu'il le voit d'une façon différente ou qu'il entrevoit ce qu'il va devenir ?

Peut-on encore entrevoir ce que deviendra le monde ? Sans doute qu'on pouvait être très d'avant-garde à partir des années 1950 tandis que, depuis l'an 2000, on n'entrevoit plus rien de ce que peut être le monde. En tout cas, moi, je n'entrevois plus rien puis la jeunesse est comme ça. On ne peut pas les contredire là-dessus; on s'en va vers un immense déchet planétaire à tous les niveaux, probablement vers une destruction totale, dans 100 000 ans peut-être, mais dès qu'on en a la conscience, c'est fini d'espérer le futur. Cent mille ans, ce n'est plus l'éternité.

Somme toute, le discours de l'avant-garde serait lié au discours sur l'état des choses ?

Oui.

Et si l'avant-garde se tait, c'est qu'un grand silence s'installe ?

C'est mon impression. Mais après ce silence, il peut y avoir autre chose. Ce qui se fait déjà beaucoup, c'est de revenir aux anciennes choses, de recommencer comme à zéro; tout est rétro. Même dans le théâtre dit de recherche actuellement, que ce soit en Allemagne ou à Paris, on revient aux grands classiques, montés d'une façon nouvelle. Alors ce qui semble très nouveau n'est parfois que redites.

On réinvestit le passé ?

Les Troyennes, ce n'est pas Arrabal!

Ce n'est pas Arrabal, mais le monde ressemble quand même un peu à l'univers du Cimetière des voitures. Puis Les Troyennes, c'est un pays dévasté, c'est un peu un discours sur le dépotoir de l'humanité. On est aujourd'hui le 19 mars 2003. Les États-Unis vont probablement entrer en guerre. Alors Les Troyennes, c'est d'une actualité brûlante.

Oui. Absolument.

Et le discours du couple amoureux, dans Fando et Lis d'Arrabal, ça aussi c'est d'actualité.

C'est d'actualité mais ce n'est pas avant-gardiste du tout.

Arrabal a pourtant pressenti des choses.

Oui. Ça j'en suis certain, par exemple.

Un artiste d'avant-garde est donc quelqu'un qui a un pressentiment ?

Un pressentiment, ou en tout cas une intuition, de ce que sera le monde et sa propre vie.

On se sent marginal et isolé quand on pressent quelque chose et qu'on le dit avant les autres ?

Marginal nécessairement, et isolé aussi. Mais c'est une belle chose.

C'est nécessaire ?

C'est nécessaire. J'enseigne encore beaucoup à des jeunes et je fais des conférences; mon Dieu, si l'on pouvait apprendre la solitude! D'autres l'ont appris avant moi. Et ce n'est pas péjoratif, ce n'est pas triste, c'est une liberté. Quelle liberté d'être en compagnie et en présence de l'autre mais sans en avoir besoin. Et s'il y avait quelque chose de profondément avant-gardiste, ce serait d'arriver un jour à ce que cette planète puisse être habitée d'individus libres, donc seuls, les uns à côté des autres. Ce qui me fait très peur en ce moment - et c'est là où l'on n'est pas avant-gardiste du tout - c'est qu'on revient à la notion de couple, les jeunes se marient comme jamais depuis 20 ans, et ils le font à l'église! Le rêve d'une fille de 20 ans consiste à vouloir des enfants. C'est pour moi une chose incompréhensible. Où va-t-on entasser tous ces gens ? En Asie, on ne sait déjà plus où les mettre. Dans 200 ans, où allons-nous mettre ces milliards d'individus qui consomment ? Notre planète n'est jamais qu'une petite boule dans l'espace.

Par conséquent, le champ de l'avant-garde serait beaucoup plus occupé par la science qui va devoir répondre à ces questions de survie ?

Je suis parfaitement d'accord avec ça : comment gérer les êtres humains sur la planète ? Et c'est urgent. Un spectacle de facture avant-gardiste, aujourd'hui, ce pourrait être un jeune qui perçoit notre planète dans cent ans, rien qu'à partir du nombre d'ordinateurs qui ne se détruisent pas, du nombre de personnes à nourrir, de la pollution, et avec sur scène une grosse boule qu'on voit de façon réaliste et concrète - c'est réaliste, l'avant-garde, réaliste et concret - telle que sera demain notre planète, c'est-à-dire dans 10 000 ans à peine.

Quelqu'un qui pourrait nous donner une représentation de nous-mêmes.

Et ce serait d'une grande poésie.

Ce monde dans l'instant présent, dans toute sa fatalité.

Voilà. Et à tous les niveaux : sur les plans humain, amoureux, sexuel. À tous les niveaux.

"Ce que vous voyez, c'est ce que nous sommes".

Voilà.

C'est ça, l'avant-garde ?

Voilà. Et c'est une vision du futur.

Parce que, comme dans toute démarche artistique, ça mène automatiquement à une prise de conscience ?

Absolument. Il se développerait maintenant une conscience, on en est rendu là. Ça me stimulerait de rencontrer quelqu'un travaillant dans ce sens, même à mon âge, parce qu'il en naîtrait une nouvelle forme de poésie et donc de rapport entre les êtres. On en arrive là, à la nécessité d'un changement du monde. Un changement du monde qui nous fait peur, parce que nous avons une histoire, mais qui serait sûrement extraordinaire pour celui qui sera là dans 50 ans. Pour nous, il serait probablement difficile d'y vivre, mais non pas pour le jeune qui le fabrique. Quand on vit plus tard dans le monde qu'on a fabriqué, c'est le paradis; c'est pourquoi je me sens bien, parce que j'ai fabriqué le monde dans lequel je vis. Je le dis d'ailleurs aux jeunes : s'il fallait que, dans 15 ans, vous viviez dans le même monde que celui que j'ai inventé, voyons donc!

Il faut le changer.

Il faut le changer. Parce que vous êtes libres, parce que vous n'êtes pas moi, parce qu'il faut réinventer là où être bien avec ce qui se passe aujourd'hui. Moi j'ai vécu les années 1970; vous, vous vivez celles de l'an 2000. C'est très différent. Toutes les conceptions, les approches, tout ce qui nous entoure est complètement différent. Quand j'étais petit, chez nous, on n'avait pas l'eau courante; or pour un jeune de 20 ans, une pompe à eau, c'est préhistorique. C'est un exemple banal mais tout est comme ça. C'est incroyable comme tout a changé en 50 ans. Il y a donc nécessairement bousculade, il y a un choc. Mais de ce choc pourrait surgir une nouvelle poésie, une nouvelle manière d'être, une nouvelle façon de présenter les choses, d'exister. Un nouveau monde.

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