SOLANGE LÉVESQUE
Un événement théâtral remarquable en Mauricie
LES TROYENNES Pièce d'Euripide. Traduction-adaptation: Jacqueline Moatti. Mise en scène: Jacques Crête assisté de Stéphane Bélanger et Christian Bouchard. Costumes: Pauline Champagne. Avec: Claire Boileau (l'aïeule), Chantal Désilets (Hécube), Mélina Girardin (Cassandre), Josée Dargis (Andromaque), Hélène Ménard (Hélène), Reynald Viel (Ménélas), Philippe Racine (Thalthybios), la petite Léa Dargis-Deschesnes (Astyanax), Marie-France Caron, Carole Chassé, Chantal Dubé, Danielle Grenier, Céline Masse, Carole Neill, Geneviève Pronovost, Sabrina Rhéaume, Micheline Richard, Kim Taschereau et Françoise Tremblay (Troyennes). Production de l'Eskabel présentée dans L'Amphithéâtre au coeur de la forêt à Saint-Mathieu-du-Parc les 25, 26, 28 et 29 août, 9, 10 et 11 septembre 99. Réservations. (819) 532-2600.
Le spectacle proposé par L'Eskabel tient de la passion pure, presque de l'utopie.
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Les Troyennes (Photo Lyne Berthiaume) |
À ciel ouvert, au coeur de la forêt de Saint-Mathieu-du-Parc, Jean-Guy Morand, directeur général de la Coopérative forestière du Bas-Saint-Maurice, Sylvain Trottier et Serge Brosseau, trois visionnaires, ont profité d'un site naturel exceptionnel pour y aménager un amphithéâtre de pierre en plein air rappelant les premiers théâtres grecs. Jacques Crête leur a proposé d'y présenter Les Troyennes, une production de L'Eskabel qu'il avait mise en scène, créée en février 1999 à Trois-Rivières (cette compagnie est une réincarnation du théâtre expérimental du même nom que Crête a dirigé à Montréal de 1970 à 1988), et ils ont accepté. Ils commencent à se rendre compte qu'ils ont bien fait : la pièce joue presque à guichets fermés!
Samedi soir, il fallait voir les 330 spectateurs qui emplissaient les gradins écouter avec une attention soutenue les 19 interprètes (dont la plupart sont des amateurs) proférer avec un aplomb étonnant le texte d'Euripide créé en 415 ans avant J.-C. Les Troyennes constitue le dernier volet d'une trilogie dont les deux premières pièces (Alexandros et Palamède) ont été perdues. Trois cent trente spectateurs? Tous les soirs?? Venus assister à une tragédie grecque??? L'été?!! Eh bien, oui! Trois cent trente spectateurs captivés, qui manifestent leur reconnaissance avec enthousiasme à la fin de la soirée et repartent heureux parce qu'ils se sont sentis interpellés. Jacques Crête a retenu la très belle traduction de Jacqueline Moatti, celle-là même qu'avait utilisée André Brassard lorsqu'il avait monté la pièce aux Saltimbanques en 1966. D'entrée de jeu, on est touché par la tirade d'Hécube: "Quelle raison n'ai-je pas de gémir? Ma patrie se perd [ .. ]" D'une actualité folle et d'une richesse inépuisable, la pièce propose tant de voies d'accès, tant de niveaux de lecture possibles qu'elle ne peut laisser indifférent quel que soit le sens qu'on donne au mot patrie: enfance, terre natale ou langue.
Guerre de dix ans
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Andromaque (Photo Gaston Rivard) |
Rappelons l'argument de la pièce: au terme d'une guerre de dix ans qui s'est amorcée lorsque le prince troyen Pâris a ravi au roi grec Ménélas sa femme Hélène, tous les hommes de Troie ont été massacrés; la ville incendiée est en ruine. Il reste la reine Hécube qui vient de perdre son époux Priam et dix-huit de ses enfants, ainsi que sa fille Cassandre qui avait tenté, mais en vain, d'alerter son peuple, lui conseillant de refuser l'étrange cadeau offert par les Grecs (un cheval de bois gigantesque dans lequel se cachait une horde de guerriers qui allaient bientôt mettre la ville à feu et à sang). Il reste sa belle-fille Andromaque dont le fils unique, le petit Astyanax, sera précipité du haut des rochers sur l'ordre des Grecs; il reste également un groupe de femmes désemparées qui seront bientôt exilées, partagées comme du butin entre les vainqueurs après tirage au sort pour être réduites à l'esclavage. La pièce nous fait assister aux derniers moments que ces Troyennes vivent ensemble. Cela pourrait se passer en Bosnie, au Kosovo, à la Sierra Leone; cela s'est vraisemblablement passé à Troie, il y a environ 4000 ans
Sous la lumière conjuguée de la lune, des étoiles, des flambeaux et de quelques projecteurs, l'amphithéâtre de pierre offre un cadre naturellement sacré, à la taille de cette oeuvre dramatique où légende, mythe et faits historiques s'amalgament. Son acoustique est impeccable, on ne perd pas un mot; son esthétique, irréprochable. Exploitant les ressources du lieu, Jacques Crête a conçu une mise en scène très sobre, toute en verticalité, qui s'accorde parfaitement avec la gravité du propos, avec la solennité naturelle des hauts rochers qui forment l'amphithéâtre et des grands arbres qui l'entourent. Costumes de jute, coiffures et maquillages vont également dans le sens de la retenue. Aussi, lorsque les Troyennes pieds et bras nus, éplorées, se fondent au roc en épousant ses courbes, l'effet n'en est que plus puissant. Formés par Crête lui-même, plusieurs des interprètes (âgés de 4 à 76 ans) n'étaient jamais montés sur une scène avant de jouer dans la pièce: on ne le devinerait jamais. Leur diction est en général parfaite; et si on peut constater, parfois, un manque d'expérience dans le jeu, ce déficit se trouve compensé par la sensibilité, l'authenticité et la générosité avec lesquelles ces 17 comédiennes et deux comédiens abordent leur rôle et accèdent à l'œuvre de l'un des plus grands dramaturges de tous les temps (à cet égard, une palme doit être attribuée à Chantal Désilets qui interprète Hécube). À la fin, Hécube, dont la foi en ses Dieux vacille douloureusement, adresse une poignante requête à ses compagnes avant que toutes ne soient emmenées par l'envoyé des Grecs: "Faites de cette souffrance qui commence le ferment d'une révolte contre toutes les injustices!". Comment rester sourd à ce vœu qui étrille nos impuissances? Monté dans un laps de temps très bref compte tenu de son ampleur (et bien qu'il convoque les Dieux), ce spectacle ne tombe pas du ciel; il est l'aboutissement de 30 ans d'un travail incessant et désintéressé: celui de Jacques Crête. Mais il est d'abord le triomphe de la confiance que cet artiste continue à accorder au public, avec une rare ténacité.
Dans une entrevue à paraître dans Le Devoir du samedi 4 septembre, Jacques Crête parlera plus en détails du spectacle, de son parcours artistique et de la saison prochaine de L'Eskabel, une saison où Genet, Shakespeare, Camus et Handke (entre autres!) ont rendez-vous.
Notes: Les photos inclues n’e sont pas celles de l’article original.