Le Miracle de l'Eskabel
LE NOUVELLISTE, 26 février 1999

CHRISTIAN BOUCHARD

Jeudi soir, studio-théâtre l’Eskabel. Première des Troyennes. J’ai le cœur serré. Une comédienne est devant moi, couchée sur les planches. Je la sais terrifiée, en elle une bête féroce multiplie les coups de griffe et s’acharne à lui ouvrir la poitrine. Elle a mal. Douleur d’une femme hantée par la douleur. Douleur d’Hécube, reine de Troie.

Près d’elle, vingt-cinq femmes lui donnent la réplique. Les horizons de ces femmes sont divers. Chacune a sa petite histoire. Sillon que l’on creuse au fil du temps. Espoir que l’on sème dès l’enfance. Pour une récolte incertaine et souvent si maigre que l’on ose à peine regarder derrière soi le ciel assombri par la fuite des jours.

Toutes se réunissent sur une scène. Plusieurs s’initient au théâtre. Un rêve caressé en silence depuis longtemps. Comme les rêves ne se dissipent pas toujours avec les années, ils se réalisent parfois. Et alors le miracle se produit. Sous nos yeux. Ces femmes sont remarquables. D’une troublante beauté. À vous couper le souffle.

Le metteur en scène Jacques Crête réussit un tour de force. Il prouve encore une fois que les contraintes révèlent davantage le talent du véritable créateur. De l’artiste véritable.

Le 	choeur

À l’Eskabel, les murs sont nus. Rien ne vient distraire l’œil. C’est du théâtre dans sa plus simple expression.

L’autre jour, lors d’une rencontre, Jacques Crête me disait : "Le théâtre, c’est de la chair et du sang. On a perdu ça." De la chair et du sang, du pain et du vin. Le théâtre n’est pas qu’un spectacle, il est surtout une liturgie. Une messe.

Dans ce qu’il a de meilleur, le théâtre nous tire de la vie quotidienne et nous entraîne dans un espace sacré. Il nous invite au recueillement, à la méditation. Il est la prière dont notre monde a tant besoin.

Nous vivons à une époque où le divertissement assassine la culture. Et les rires ne parviennent guère à masquer le terrible ennui qui nous ronge. Il faut beaucoup de courage pour monter une tragédie grecque dans un contexte aussi peu propice à l’art. Et avec si peu de moyens, cela tient du prodige.

De nouveau j’entends le chœur des Troyennes : "L’acropole de Troie s’écroule La terre tremble Le tremblement, comme une onde, de mur en mur, de pierre en pierre, s’empare de la ville" Un grand frisson me secoue les épaules, puis envahit mon corps tout entier. Je suis en présence de quelque chose qui me dépasse et me laisse perclus d’admiration.

Nous avons besoin de vivre à une certaine hauteur et de maintenir vivante en nous la pensée que nous ne sommes pas des bêtes. Ni des brutes. Les bas-fonds de la sottise, les égouts de la jalousie, les bourbiers de l’indifférence, les décharges de la mauvaise foi et l’immonde cloaque de la médiocrité ambiante nous fournissent une image de nous-mêmes qui devrait nous plonger dans le désespoir absolu.

Heureusement que des hommes et des femmes refusent de barboter dans cette fange et nous poussent à les suivre dans une voie plus noble. Les Troyennes de Jacques Crête sont "le ferment d’une révolte contre toutes les injustices."Allez à l’Eskabel, écoutez les Troyennes, apprenez à dire non. Non à la platitude. Non à l’insulte. Non à l’outrage. Oui au théâtre!

Notes: La photo est de Daniel Jalbert. Ce n'est pas celle de l’article original.

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