Manne grecque au cœur des bois
LE SOLEIL, 14 juillet 2001

JEAN ST-HILAIRE

Jacques Crête présente pour un troisième été ses «Troyennes» aux portes du Parc de la Mauricie

SAINT-MATHIEU-DU-PARC Le ciel a mauvais poil. Attablés à la véranda de l'auberge La Forestière, nous voyons la pluie foncer vers nous. A l'ondée succède l'éclaircie, puis de nouveaux nuages. Jacques Crête ne cille pas, c'est peu payer pour faire théâtre dans une vallée magique.

Nous sommes au seuil du Parc national de la Mauricie, dans un ondoyant bois mélangé où des forestiers et amants de la nature à l'esprit entreprenant ont jeté des pistés de randonnée pédestre et de vélo et un ravissant petit coin de... Grèce antique. Sous 40 mètres de roc à nu auquel s'agrippent ici et là des arbres, l'hémicycle en granit d'un théâtre En plein bois! À 23 km de Shawinigan, une soixantaine de Trois-Rivières.

UN SUCCÈS

C'est là que l'Eskabel que dirige Crête; présente, pour un troisième été de suite, Les Troyennes, d'Euripide. Les lieux peuvent asseoir 330 spectateurs, plus encore quand il fait frisquet... L'Eskabel rapplique parce qu'elle y a fait agora comble ces deux derniers étés: Vous avez bien lu. Le plein pour de la tragédie antique. En été.

Explication? Jacques Crête, qui ne croit pas aux miracles en autres temps, incline à y croire, cette fois: « Tout à coup s'est produit le mariage parfait d'un texte, d'une mise en scène et d'un lieu. » On accourt de loin pour assister â la bouleversante communion sous les étoiles à laquelle officie notre thaumaturge. Les deux premières saisons, les spectateurs de l'extérieur de la Mauricie ont composé 60 % de l'assistance. Trop tôt pour dégager quelque tendance que ce soit cette saison, c'était la première à notre passage.

Jacques Crête  (Photo Gaston Rivard)

Crête a fondé l'Eskabel en 1971, à Montréal, et l'y a animé en trois lieux jusqu'à sa dissolution, en 1988. La compagnie, qui devait renaître à Trois-Rivières, en 1996, est étrangère à l'érection de l'« Épidaure » de Saint-Mathieu-du-Parc. En fait, son animateur a découvert le site en novembre.1998, six mois après la création de ses Troyennes: Instigateur de la construction de l'Amphithéâtre avec ses copains Sylvain Trottier et Serge Brosseau, Jean-Guy Morand, avocat devenu directeur de la Coopérative forestière du Bas-Saint-Maurice, s'est rendu voir la pièce à Trois-Rivières et en a. profité pour solliciter l'avis d'expert de son metteur en scène.
En ce jour de novembre donc, aux premières neiges, Jacques Crête, impressionné, s'est avancé sur le plateau et a déclamé du Léo Ferré. Ce qu'il a ressenti l'a frappé plus encore: sa voix se propageait et emplissait l'enceinte sans toit. Son acoustique n'a pas fini d'étonner.

L'Eskabel estivera là-haut au moins jusqu'en 2003, année de clôture de son bail.

Quant aux intempéries, Jacques Crête n'y pense plus. « Laissez, le public va décider », lui a conseillé Paul Buissonneault. Il juge donc à la dernière minute si lès conditions permettent la représentation. Le crachin n'est pas cause de remise. « Un soir, on a été surpris par une pluie battante, c'était plein et personne n'est parti, raconte-t-il. La pluie créait comme un écran vaporeux entre les comédiennes et le public, elle forçait les Troyennes à aller au fond de leur souffrance, c'était fabuleux! »

N'ôtons qu'elles ont aussi joué sous la grêle, et même sous une légère neige, un soir de supplémentaire automnale. En tunique et pieds nus...

FAIRE AVEC

À l'image de l'Eskabel, son animateur est un revenant. Il a beau dire s’être « toujours senti vieux », les circonstances ou les examens de conscience le font rebondir. « Est-ce que je vais passer toute ma vie à faire çà ? » se dit-il aux moments charnières de sa vie.

Il est entré au théâtre comme il aurait pu se faire moine, il y a 40 ans. Épris d'absolu, il ne se voyait pas se réaliser dans la vie qu'il avait connue jusque là, celle d'une famille populaire de Trois-Rivières, à laquelle il porte une grande tendresse, ceci dit.

Il quitte la Mauricie pour Montréal en 1963, à 17 ans, avec un diplôme de 11e année qu'il n'a pas jugé opportun de bonifier par les canaux officiels depuis. Le creuset théâtral montréalais le galvanise. Il collabore aux Saltimbanques, fréquente Claude Gauvreau, joue . Arabal, Weingarten et de Obaldia, qui le changent des farces de Molière et de Feydeau de ses débuts, mais dont il se détache bientôt au profit de voix mieux accordées à son tempérament.

Un jour, il s'évade au Mexique. Il y reste six mois et en rentre changé': le métier de comédien n'est pas sa voie, il sera metteur en scène. II fonde l'Eskabel et enseigne la diction française au Conservatoire Lasalle tout en épluchant l’œuvre d'Artaud, qui restera l'un de ses deux maîtres. «Pour le don total; pour la quête. » L'autre est Marguerite Duras. « Pour la distanciation et pour la musique. » « La langue française a ceci de merveilleux que la consonance dit le sens; j'ai pas à redire par le corps ce que veut dire "frapper". II en monte I’Indice Song, en 1979. Mais avant, en 1974, il crée une œuvre retentissante : Opéra-Fête, sur des textes de Pierre A. Larocque Dans ces eaux, il pique à l'occasion une pointe par le Vermont pour voir à l’œuvre le Living Théâtre. Le travail de Grotowski le passionne tout autant. Puis il y aura la Médée d'Euripide, Mort à Venise, « ballet théâtral» silencieux d'après Thomas Mann; Le moine, de Lewis, d'après Artaud; un Fassbinder, Les larmes amères de Petra von Kant.

Connaissance de la comédienne Thérèse Blais, il atteint par elle sa sueur mieux connue, Marie-Claire, l'écrivaine, dont il veut adapter pour la scène le roman La Belle Bête. « Elle me donne rendez-vous le matin, à 8 h, au Ritz Carlton, raconte-t-il. Après échange de politesses, je lui dis que je le monte à une condition: "j'écris tout le scénario et je ne vous le montre pas avant la première..." Elle a accepté. Elle est venue et elle était contente. »

L'Eskabel occupe alors une niche bien à lui au Québec, celle d'un théâtre corporel et vocal rigoureux en amitié avec la musique. Aux avant-gardes, Jacques Crête ne s'en voit pas moins alors, et encore aujourd'hui comme un faiseur de théâtre: « C'est un travail manuel pour moi, je fais avec, comme le gamin pauvre avec une bicyclette de seconde main. Je travaille comme un peintre (ce qu'il est d'ailleurs). »

Il en a « ras-le-bol des pièces bien faites », il attend de ses acteurs qu'ils rendent ce qu'ils ressentent d'un rôle, il attend « l'offrande totale », pas le remâché de quelque vision intellectuelle.

Mais les rêves s'usent. Les temps Refus global ont passé. « Quinze ans de subventions, ça a été notre perte. » Retour en Mauricie où il se constitue aubergiste, aux Grandes Piles. Ça roule au Château Grec, mais c'est l'enfer. L'établissement abrite un petit théâtre de 60 places, on y donne jusqu'à 200 représentations l'an. Les répétitions, les spectacles, les casseroles, c'est plus qu'un esprit sain peut en prendre à la longue. Après cinq ans, il rompt avec ce tourbillon et se retrouve dans un petit meublé de Trois-rivières, sa ville, qu'il redécouvre, beaucoup plus vivante culturellement que lorsqu'il l'avait quittée, trente ans plus tôt. Et surprise, pour la première fois de sa vie, il découvre qu'il peut gagner sa vie à faire de la mise en scène.

Le proçès  (Photo Gaston Rivard)

Démangeaison lui prend d'un nouveau théâtre... Il achète rue Bureau un ancien entrepôt de fruits et légumes, le rafistole, en tire deux salles: une de 60 à 90 places pour le théâtre, une deuxième, en long, dévolue aux expositions surtout. Quand vient le temps de baptiser, il pense à Quai des brumes, en tribut à Carné et aux bons souvenirs de Paris. Mais comme on lui tient sans cesse du « Parle-nous de l'Eskabel... », l'Eskabel renaît de ses cendres. On y a joué Equus, de Shaffer ; Fando et Lis, d'Arabal et Les bonnes, de Genet la saison dernière. La maison de Bernarda de Garcia Lorca, constituera le cœur de la prochaine saison; la 30° de la maison. « Une mise en scène monstrueuse, 12 femmes dans une cage. »

Mais pense-t-il au sens de son acharnement à faire théâtre que son esprit se tourne vers l'escarpement de Saint-Mathieu. « Ma victoire, ça aura été que monsieur et madame Tout-le-monde sortent bouleversés d'une pièce d’Euripide.»

LES TROYENNES, d'Euripide, dans une mise en scène de Jacques Crête. Avec Rosaine Deslauriers, Chantal Désilets, Marie-Claude Brouillette, Josée Dais, Léa Dargis-Deschênes, Hélène Ménard, Éric Poirier, Martin Bergeron, Crote Neill, Céline Masse, Danielle Grenier, Marie-France Caron, Geneviève Béliveau et Kim Taschereau. Chant de Danielle Grenier. Éclairage de Jean-Maurice Poirier et costumes de Pauline Champagne. Une production du Théâtre de l l'Eskabel vue le vendredi 6 juillet, à l Amphithéâtre au coeur de la forêt (à l'entrée sud-ouest du Parc national de la Mauricie), à Saint-Mathieu-du-Parc. Représentations les vendredis et samedis jusqu'au septembre.

CRITIQUE

Un pur enchantement

SAINT-MATHIEU-DU-PARC - La critique montréalaise a eu à son endroit des mots très flatteurs ces deux derniers étés. Non sans quelque sentiment de me porter au secours de la victoire, j'en remets et dis la profonde admiration que m'inspire la projection que l'Eskabel fait des Troyennes, d'Euripide, à l'Am-phithéâtre au coeur de la forêt, à Saint-Mathieu-du-Parc.
Ces Troyennes, c'est la fusion d'un lieu magique et d'une pensée artistique rigoureuse partagée avec un émouvant oubli de soi par la distribution. Le lieu élève l'âme par sa seule splendeur, il tend un écrin naturel au sacré.

Par un sentier de terre battue qui prend en face de l'auberge La Forestière, à l'entrée sud-ouest du Parc national de la Mauricie, vous marchez en cortège le long d'un escarpement plus ou moins dissimulé par une luxuriante frondaison. Au pied d'une paroi d'une quarantaine de mètres portant de légers surplombs, l'hémicycle des gradin de pierre fait contre-pente. C'est une trappe à sons. L'acoustique y est en effet remarquable, on ne perd pas un mot de ce qui se profère sur scène.

Le metteur en scène Jacques Crête n'a pas perdu la main: ses Troyennes sont d'une grande pureté formelle. L'éloquence des voix et des corps, le synchronisme du chœur, l'impression d'unité qui se dégage du spectacle sont d'autant plus étonnants que la distribution se compose surtout d'amateurs. Très éclairés, on n'en doute pas, mais dirigés de main de maître surtout. N'attendez ni couacs ni décrochages chez eux, au plus des riens de perfectibilité dans l'expression. Deux voix particulièrement autoritaires sein de cette équipe inspirée, celles d'Éric Poirier eu Ménélas et de Kim Taschereau l'un: des six femmes m s dé Troie Celle-ci entendue, on ne s'étonne pas qu'elle s'attaque sur la même scène pour la deuxième saison, les mercredis et jeu dis, aux Lettres de la religieuse portugaise.

Les Troyennes de Jacques Crête, qui dit avoir renouvelé sa mise en scène, diffèrent beaucoup de celles montées au Trident à l'automne 1999. Wajdi Mouawad transposait, Crête pas. Il congédie Poséidon et Athéna, les dieux qu'Euripide avait pris à témoins de la souffrance des Troyennes, et nous plonge derechef dans la tragédie. Rappelons-en brièvement les tenants: devant Troie vaincue, leurs hommes massacrés, rassemblées autour de la reine matriarche Hécube, les femmes de Troie attendent l'embarquement vers les quatre vents de l'exil. La pièce a été créée en 415 avant J.-C. L'Athénien Euripide s'y montre chansonnier de l'ancien style. Il évoque l'anéantissement de Troie, mais vise sans doute celui de Milo, quelques mois plus tôt, aux mains de l'armée d'Athènes. Hommes trucidés, femmes et enfants vendus et exilés: même scénario qu'à Troie

La pièce est un vibrant plaidoyer contre la guerre et le déni des vainqueurs de la souffrance des vaincus. Jacques Crête en prend acte. Sa mise en scène est un poème solennel et hiératique. Elle réfléchit les nuances du texte, mais sans effets appuyés, sauf peut-être pour la scène finale, admirable, où les Troyennes, grimpant à la paroi; s'évanouissent dans la pierre aux accents du Silentium de la Tabula Rasa, d'Arvo Pärt Dans leur magnifique costume couleur terre, elles retournent au silence de l'oubli. Peut-être est-ce à cela que tient sa proposition: à extraire, le temps d'une représentation, de la mémoire de la pierre et â l'y retourner en une manière d'offrande à la souffrance humaine de tous les temps.

Crête exploite brillamment la conformation étagée du lieu, en soi porteur d'une théâtralité archaïque très puissante. Il sait faire sentir par la hauteur la sujétion sans retour des Troyennes à la fatalité.
Autre point des plus touchants, c'est pieds nus contre la pierre impassible que les acteurs des Troyennes prêtent forme à l'injustice décriée par Euripide. À 12-13° C, comme c'était le cas vendredi de la semaine dernière, il n'y a pas que le personnage qui souffre...

De la tragédie en été? Antique en plus de ça? Allez, votre âme vaut bien votre rate. On rentre ému et reconnaissant de ce pèlerinage à « Rocamadour-aux-Bois ». Il se joue là un théâtre dont la savante simplicité ne se refuse pas. J.S.?H.

JSTHILAIRE@LESOLEIL.COM

Notes: Les photos inclues ne sont  pas celles de l’article original.

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